Claire Waldoff (1884-1957) est l’une si ce n’est la plus grande chanteuse du « kabarett » allemand de la première moitié XXe siècle. Artiste populaire, lesbienne assumée et ouvertement anti-nazi, Claire est une figure de proue parmi ses contemporain(e)s. Au cours de sa carrière elle écumera la scène queer et les music-halls de la capitale allemande.

 Claire Waldoff – © Bundesarchiv Bild, Berlin

Populaire avant tout

Malgré la misère dû à la défaite de la Grande Guerre, Berlin devient dans les années 1920 une ville où règne une ambiance plus libérale. Elle est foisonnante d’art, de nouveautés et d’aspirations. L’homosexualité et les questions de genres sont étudiés1. C’est dans ce contexte-ci que l’on retrouve divers établissements et artistes interlopes comme la rousse beuglante et pas farouche Claire Waldoff, l’une des plus grandes figures du cabaret allemand.

  Issue d’un milieu modeste2, Claire Waldoff démarre sa carrière dans les années 1900 et reste tout au long de sa carrière une figure populaire. C’est une artiste qui a de la gouaille et qui chante dans un argot typique de Berlin.  Véritable « idole de la gauche allemande3 » blâmée par la bourgeoisie4, Claire défendra durant toute sa vie le peuple et notamment la classe ouvrière :

« Je suis et reste finalement une chanteuse populaire. C’est ma mission et je la prends […] je veux d’autant plus chanter sur la vie, sur le peuple et pour le peuple, sur l’époque et ses difficultés5 ».

Claire Waldoff est révolutionnaire, c’est un véritable modèle pour les femmes de son époque. Chanteuse insoumise, dès les débuts de sa carrière, elle est victime des censeurs qui se scandalisent de la voir apparaître en pantalon et cravate sur scène, tout en fumant des cigarettes6. C’est aussi une lesbienne affichée qui ne se cache pas, vivant ouvertement avec sa compagne, la baronne Olga « Olly » von Roeder.

Moderne par la chanson

Dans les années 1920, Claire Waldoff est au sommet de sa gloire. Elle a su se créer au fil du temps un répertoire composé essentiellement de chansons folkloriques, de satires sociales, et de chansons comiques7. En avance sur son temps, elle enregistre en 1926 un texte féministe de Friedrich Hollaender « Raus mit den Männern aus dem Reichstag8 » – littéralement « Dégageons les hommes de l’Assemblée nationale » – qui critique ouvertement la place supérieure des mâles dans la politique allemande :

« Il souffle au travers de l’Histoire

Un courant d’émancipation

Des humains jusqu’aux infusoires

Partout la femme veut monter sur le trône

Des Amazones aux polissonnes berlinoises

Retentit un appel semblable au tonnerre

Ce que les hommes peuvent faire, nous le pouvons depuis longtemps

Et peut-être peut-on (le faire) encore plus ?

Dégageons les hommes de l’Assemblée nationale

Et dégageons les hommes de l’Assemblée régionale

Et dégageons les hommes du Sénat

On en fera un refuge de femmes […] »

En 1928, dans une autre de ses interprétations, elle s’attaque à une figure symbolique en son temps : la garçonne ; à travers l’histoire d’Hannelore9, une femme émancipée et libre :

« Hannelore porte un smoking

Et une cravate

Porte toujours un monocle,

Sur un ruban de reps en soie,

Elle boxe, elle foxtrotte, elle golfe, elle claquette

Et entre nous, on dit : elle arnaque !

Surtout au mois de mai

Quelqu’un me l’a confié,

Elle a un fiancé et une fiancée

Mais ça, ce n’est qu’un à-côté

Hannelore, Hannelore

Le plus bel enfant d’Hallesches Tor

Mignonne et ravissante créature

La plus belle des garçonnes

Nul ne peut discerner

Si tu es femme ou homme !

Hannelore, Hannelore

Le plus bel enfant d’Hallesches Tor10 ! »

Durant cette période, elle chante à la Scala de Berlin, à l’Eldorado11 et au Wintergarten. Elle joue auprès de Margo Lion et de la jeune Marlene Dietrich12 – qui bien plus tard reprendra ses chansons et abordera, elle aussi, un look de garçonne avec ses nombreux costumes trois pièces.

                                         Claire Waldoff et Margot Lion, 1928 – © Getty Images

« J’étais indésirable »

Claire Waldoff est également connue pour critiquer le parti nazi. Elle est l’épine dans le pied des nationalistes-socialistes. Elle « n’aimait pas les nazis et elle ne s’en cachait pas » dira l’un de ses amis13. Son esprit tenace, son homosexualité affichée et ses chansons lui vaudront d’être peu à peu marginalisée et attaquée par le régime nazi – notamment après 1933. « J’étais indésirable » écrira-t-elle dans ses mémoires14, car sous les ordres de Goebbels dans les années 1930, elle est interdite à la radio et doit arrêter de se produire sur scène. A ses débuts pourtant, elle ironisait déjà Hermann Göring, qu’elle n’hésitait pas à moquer dans sa célèbre chanson de 1911 « Hermann heesßt er » où, au détour d’une phrase, son ventre est comparé à des guirlandes.

Malgré son retrait en Bavière et sa disparition en 1957, Claire Waldoff reste une figure de proue, queer et féministe. Une icône anticonformiste et libertaire qui a réussi à ne pas se plier aux conventions de son époque. Une femme forte, inspiratrice, émancipatrice… toujours autant populaire à Berlin15 et qui mérite d’être connue en dehors des frontières allemandes.

Naïs Nolibos

  1. Les questions de genres et d’orientations sexuelles sont très prises au sérieux dans les années 1920 par le docteur Magnus Hirschfeld, qui ouvre en 1919 son Institut de Sexologie afin d’y accueillir des personnes LGBT+.
  2.  Énormément de clubs, cabarets et autres bars gays et lesbiens ouvrent ainsi leur porte. Berlin en compte à cette période plus de… 170 ! Afin de réunir le plus de personnes queer possible, des revues militantes vont également voir le jour, comme Freundschaft (« l’Amitié ») ou encore la revue lesbienne Die Freundin (« la Petite Amie ») entre 1924 et 1930.
  3.  Claire Waldoff (née Clara Wortmann en 1884) grandit dans une famille assez précaire à Gelsenkirchen. Onzième fille d’une faille de seize enfants, son père est mineur. WALDOFF Claire : Weeste noch…! (Plus encore…!), éd. Parthas,
    réédition de 1998, texte original de 1953, p. 20-21
  4.  Citation d’Hélène Hazera au sujet de Claire Waldoff dans l’émission de Benoît Duteurtre « Etonnez moi Benoît », le 10 mai 2008 – France Musique.
  5. « Pour moi, c’était toujours un plaisir d’embêter les philistins en parlant un allemand mortellement sérieux. […] Des regards ironiques et méprisants de mon public bourgeois […] Ils étaient sûrs que Claire Waldoff était une oie inculte. » Citation tirée des mémoires de l’artiste, WALDOFF, Claire : Weeste noch…! (Plus encore…!), éd. Parthas, réédition de 1998, texte original de 1953, p. 85-86. Citation traduite grâce à l’aide du maître-conférencier NIVAT Clément.
  6. D’après un article du journal Breslauer Zeitung, 1943. STAHRENBERG Carolin, « Claire Waldoff », MUGI. Musikvermittlung und Genderforschung: Lexikon und multimediale Präsentationen, BORCHARD Beatrix, NOESKE Nina et WENZEL Silke (dirs.), Hochschule für Musik und
    Theater Hamburg, 2003
  7.  Idem.
  8. Tirée de la revue « Von Mund zu Mund » (du Bouche à Bouche), cette chanson possède des paroles qui évoquent le remplacement des hommes par des femmes dans la politique. Traduction de la chanson établie grâce à l’aide de NIVAT Clément.
  9. En septembre 1928, Claire Waldoff enregistre la chanson Hannelore (par. W. Hagen/ mus. H. Platen, enregistrée sur disque Odéon O 2654, 17/09/28) qui évoque aussi ici l’image de la garçonne au travers la présentationd’Hannelore.
  10. Traduction établie grâce à l’aide de NIVAT Clément. 
  11. L’Eldorado est la boîte de nuit « queer » la plus connue de Berlin au cours des années 1920. Située au Motzstraße 15, c’est un véritable havre de paix et de liberté pour la communauté LGBT+ de l’époque qui vient s’y encanailler tous les soirs. Tout le monde s‘y mélange, qu’importe le genre, l‘orientation sexuelle ou le milieu social. Mais à l’arrivée du nazisme au pouvoir en 1933, le club est réquisitionné et transformé en quartier général pour les troupes de la Sturmabteilung (SA). Voir CANTU Benjamin, Eldorado : le cabaret honni des nazis, film documentaire, Netflix, 2023.
  12. « Il y a eu une bonne amitié entre elle et Marlene […]. Claire était son professeur en classe de chanson tragique. C’est d’elle que vient
    le ton grave et solennel de la voix de Marlene », d’après les mots de l’acteur Jobst von Reiht-Zanthier, WALDOFF Claire :
    Weeste noch…! (Plus encore…!), éd. Parthas, réédition de 1998, texte original de 1953, p. 123-124.
  13.  Idem, p. 13, 100.
  14. Idem.
  15. Pour les 30 ans de sa mort, le sculpteur Reinhard Jacob rend hommage à Claire en faisant ériger une statue à son effigie au Friedrichstraße 107 à Berlin.

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