En parallèle de sa carrière de chanteuse et de compositrice, Nicole Louvier écrit à seulement 19 ans son premier roman. Intitulé « Qui Qu’en Grogne », on y découvre, au travers du texte, un amour poétique et tendre entre Adrienne et son « petit copain » Gabrielle, deux jeunes adolescentes d’environ 16-17 ans. Parler d’émoi lesbien entre deux jeunes filles à travers un roman est encore nouveau, et si on connaît bien « Thérèse et Isabelle » de Violette Leduc, Nicole Louvier est pourtant ici l’une des premières à écrire sur ce sujet-là.

Un roman scandaleux

Nicole Louvier, l’une des premières autrices-compositrices de l’après-guerre qui est bien oubliée de nos jours, publie en 1953 son tout premier livre : Qui qu’en Grogne, aux éditions Table Ronde. À sa sortie il fait vite scandale en raison de l’évocation d’un amour entre deux femmes et de l’homosexualité d’Adrienne Thiot, la narratrice. Bien que son livre connaisse un bien succès moindre que d’autres, on la retrouve malgré tout aux côtés de Françoise Sagan, Danielle Hunerelle et Françoise Mallet (Joris) dans un article de L’Express Littéraire en avril 1954 (p.14) :

« Chez ces quatre jeunes romancières, le sujet est étrangement identique : une aventure amoureuse racontée à la première personne par une jeune fille dont l’âge varie entre seize et dix-huit ans. Cette liaison est la première ; sans que cela préjuge des dispositions futures de la narratrice, elle est hétérosexuelle indifféremment ou homosexuelle ». 

Qui qu’en Grogne est un roman qui plonge les lecteur(rice)s dans l’intimité et la vie d’une lycéenne, Adrienne, amoureuse de son amie Gabrielle Charlier. L’histoire se déroule dans la France d’après-guerre, une époque marquée par des bouleversements sociaux et politiques. Et dès le premier chapitre, l’histoire nous plonge directement dans l’esprit de la jeune fille, dans ses réflexions, ses ressentis et pensées, qui se poursuivront tout au long du livre :

« La Fontaine de Trévi… La tradition veut que, si la veille de son départ on jette une pièce de monnaie dans l’eau de cette fontaine, on soit sûr de ne pas quitter Rome pour toujours. On y reviendra conduit par le destin… […] Ce n’était pas tellement cette lettre, chacun des mots de cette lettre, qui me faisait descendre en plein mois de septembre, à quelques jours de l’examen, les quais de la Seine. C’était autre chose, lié pour moi à mon échec de juin, à la beauté de ces épaules nues dans Cannes […] à cette petite fille, là-bas, en Italie, dont le premier message, venu des villes de fontaines et de statues, avait joyeusement grondé : J’ai enfin trouvé ton adresse, oiseau bizarre ! J’écrivis alors une phrase étrangement perdue entre des impressions notées au jour le jour : Reçois lettre Gabrielle me voilà prise d’un quelque chose pour ce drôle de petit caractère… […] J’ai rêvé de vous, Mlle Thiot, pour la nuque entrevue hier soir au café… ». 

(р. 9-10)

« Comme Colette » 

Cette évocation de l’Italie dès les premières pages du roman – et qui reviendra plusieurs fois au cours de l’œuvre – n’est d’ailleurs pas sans nous rappeler certaines chansons de Nicole Louvier, comme La chanson de Venise ou encore Mon petit copain perdu. Un thème récurrent dans son œuvre. Et ce nom d’« Adrienne » n’est certainement pas choisi par pur hasard. Il s’agit du second prénom de Nicole. Cette histoire est-elle alors une autobiographie ? Une autofiction ? Bien que certains éléments ou personnages du roman peuvent faire écho à son œuvre ou à sa vie,  l’autrice niera tout de même dans les pages du magazine Music-Hall  (n°9, p. 24) en 1955, que son roman évoque réellement sa vie : Qui qu’en Grogne n’était absolument pas un roman autobiographique , plutôt un récit transposé comme il le sont tous j’imagine.» Comme Colette, dont elle aime par dessus tout l’œuvre, elle s’inspire probablement et seulement d’éléments de ce qu’elle a pu vivre pour écrire cet ouvrage. Dans tous les cas, cela n’empêche en rien Nicole de parler d’homosexualité, tout comme elle l’a pu le faire précédemment avec son recueil de poèmes érotiques et lesbien au nom évocateur : Chansons Interdites. Ces deux livres sont publiés à une époque où les relations homosexuelles étaient encore très taboues voire réprimandées.

Nicole Louvier à une séance de dédicaces. – Coll. Nolibos

L’histoire d’un premier amour

Qui qu’en Grogne, quant à lui, aborde avec sensibilité et subtilité la découverte de soi et des émotions intenses qui accompagnent le premier amour. Dès les premiers instants une connexion particulière se forme entre Gabrielle et Adrienne. Alors qu’elles se rapprochent de plus en plus, leur amitié évolue rapidement en un amour profond et passionné. Tout ceci décrit avec talent les tourments émotionnels et sensuels qu’Adrienne et Gabrielle traversent tout au long du roman. Elles sont aussi confrontées à la pression sociale et aux conventions de l’époque, notamment Adrienne qui, en colère, regrette de ne pas être « ce garçon admis par sa famille » (p. 59). Malgré ces obstacles, Adrienne trouve du réconfort dans les bras de Gabrielle. Elle est profondément amoureuse de son amie. Leur amour devient un refuge, une échappatoire, les sentiments de la narratrice pour Gabrielle sont passionnels, presque violents à ses yeux :

« Alors je ne peux pas supporter d’autres gens auprès de toi. Ils ne sauront pas. Ils ne voudront pas de toi, autonome et forte. […] Je veux vivre avec toi, pour ne jamais ignorer quand tu souffres, pour que tu ne puisses jamais, par ma faute, te sentir abandonnée. […] J’avais peur alors qu’une telle amitié ne soit douloureuse à donner, à recevoir. […] Et je dis alors, que je t’aime. Tu es mon amie, j’en ai le droit. Tout l’égoïsme d’un tel verbe se disperse à la dérive : il devient simplement cette tendresse et cette affection presque insupportable […] seule ta présence peut faire plein. Pour elle, ce n’est enfin plus de la pitié. Ma crainte elle-même me fait rêver. Je ne veux plus gaspiller, je ne veux plus reculer, je ne veux plus du tout lâcher prise et nulle part : rien ne me parait inutile ».

(p. 16-19)

Le roman explore en profondeur les sentiments complexes de l’amour, de ce qu’Adrienne éprouve pour cette jeune femme, allant de l’exaltation de l’amour à la frustration et la jalousie, notamment quand cette dernière apprend que Gabrielle tombe amoureuse d’un garçon et qu’elle prend les sentiments et sa relation avec la narratrice comme « un jeu ». Nicole Louvier aborde également la thématique de l’identité et de l’acceptation de soi. Adrienne se cherche au travers des sentiments pour son amie et de sa relation avec elle. Son cheminement intérieur est présenté avec sensibilité, montrant comment elle s’affirme en tant qu’individu et assume son amour pour Gabrielle malgré le fait qu’elle doit le cacher aux autres. L’amour et le premier émoi entre les deux jeunes femmes sont montrés comme puissants, tendres, naïfs et brusques, toujours avec cette poésie des mots bien choisis par l’autrice. Elle y aborde tous les sentiments et sensations d’un premier amour, d’une première relation, cela en va même jusqu’à parler implicitement du désir et de la tentation sexuelle :

« Gabrielle, ma chérie, je t’aime. Derrière nous sur une malle, tapait piano le réveil que nous avions mis pour observer l’heure, ne pas dormir, ne pas perdre une seule seconde de cette nuit-là. Au bout d’un long moment Gabrielle, qui ne bougeait pas, souriante et immobile sur l’oreiller, me dit en se tournant vers moi : « Cette fois Adrienne, je ne porte rien sous mon pyjama. » Je ne bougeai pas. Elle répéta. Je fus prise d’un désir si violent, que je tressaillis. Pourquoi venait-elle de parler ainsi ? Impatiente Gabrielle ? Elle voulait autre chose ? Elle l’aurait. […] Gabrielle ! Je l’ai prise dans mes bras. Je jouissais de chacun de ses tressaillements, de son corps tendu soulevé, de ses jambes serrées qui s’entrouvraient aux ordres de mes mains, de mes lèvres, de mon corps. Je buvais avec ma bouche ces gémissements qu’une seule caresse faisait renaître à volonté, ces yeux fermés. […] Je pliais cette taille qui versait avec mouvement tremblé, Gabrielle, stupide Gabrielle, Gabrielle chérie, c’est cela, griffe-moi, avec tes pieds, tes mains, appelle- moi… ».

(p. 83-87)

lithographie réalisée en 1957 par Théo Dobbelmann provenant d’une édition rare du livre (tirée à 10 exemplaires) – Coll. Nolibos

Découvrir l’œuvre pour (re)découvrir la femme

Qui qu’en Grogne est un roman téméraire pour cette période d’après-guerre, connu pour son « retour à l’ordre morale» . Il donne une voix aux histoires d’amour marginalisées. Comme dans ses chansons ou poèmes, le style d’écriture de Nicole Louvier est ici tout aussi riche et poétique. Elle parvient à captiver le lecteur dès les premières pages. Chaque mot est choisi avec soin pour créer une atmosphère immersive et un lien émotionnel avec les personnages principaux, notamment Adrienne. Le titre n’est d’ailleurs pas choisi au hasard, provenant des expressions du monde médiéval qu’aime tant Nicole. L’expression « qui qu’en grogne » signifie « que vienne m’affronter celui que cela dérange ! », comme un véritable pied de nez au monde des adultes que l’artiste essaie pourtant d’approcher.  Après cet ouvrage, elle écrira d’autres romans comme : L’heure du jeu (1955) ; Les Marchands (1959) ; Les dialogues de la nuit blanche (1967) ou Honorable ou le chien (1968).

 Bien qu’elle ne se revendique pas comme représentante du combat de la liberté sexuelle (comme le stipule l’écrivain Jean-Pierre Desthuilliers), Nicole Louvier sait, au travers de ses œuvres, transgresser avec les mœurs des années 1950 ainsi que bousculer son époque par l’évocation d’amours interdites, par sa poésie ainsi que par sa grande maturité et précocité littéraire et artistique, aussi bien dans la vie que dans son œuvre. Au cours de sa courte carrière, elle conservera toujours ce côté sentimental et précieux dans ses textes, que seules des personnes dotées d’une certaine ouverture poétique, littéraire intellectuelle et peuvent comprendre. C’est en tout cas un roman que je vous conseille vivement et qui mérite à juste titre d’être redécouvert. Nicole Louvier est une excellente artiste bien trop oubliée aujourd’hui qui mérite également d’être connue en tant qu’autrice. Ce roman est une porte ouverte à son univers et à sa poésie.

                                                                                                                                Naïs Nolibos

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